* La culture manga, nouvel art populaire ou »japoniaiserie » ? de Cécile Mury.
Dessins animés, jeux vidéo, mode, musique, figurines en tout genre : la culture de masse japonaise fait des adeptes dans le monde entier. Dérivée de l’univers des mangas, ces BD mêlant science-fiction et romances à l’eau de rose, elle exprime d’abord la défiance de la jeunesse nippone envers le monde adulte. Avec l’exposition que lui consacre la Fondation Cartier, cette « sous-culture », revendiquée comme telle, vient rouler des mécaniques face à « l’élitisme » occidental. Pas de quoi fouetter un Pokémon…
Au commencement, il y eut la télévision. Candy, Albator, Goldorak. Records d’audience – Goldorak fit même la couverture de Paris Match – et petit scandale médiatique assorti. A l’époque, vers la fin des années 70, les parents, les enseignants, la presse appelaient ça des « japoniaiseries »… Idiotes et (ou) violentes, mal fichues, abrutissantes, l’Adulte n’avait pas de mots assez durs pour rejeter ces séries animées importées du Japon. Pendant ce temps, des millions de gamins s’en délectaient. Dans les années 80-90, La Cinq de Berlusconi, TF1, AB Productions et le Club Dorothée fournirent d’autres régals nippons aux générations successives : Cat’s Eyes, Cobra ou Sailor Moon, Les Chevaliers du Zodiaque, Dragon Ball et Dragon Ball Z… Et il suffit de traîner dans une cour de récré d’aujourd’hui, bourdonnante de Pokémon, Digimon et autre Sakura, pour constater que la relève est assurée.
« Ces émissions ont permis de faire connaître l’animation japonaise, explique Edouard Saunal, de la boutique parisienne spécialisée Mangarake. Mais sans discernement, au point qu’on voyait s’enchaîner Les Bisounours, pour tout-petits, et Ken le survivant, une série violente, très second degré, destinée aux jeunes adultes, coupée n’importe comment et mal doublée. » Et Xavier Kawa-Topor, du festival d’animation Nouvelles images du Japon, au Forum des images, de renchérir : « La France a toujours eu du retard. Au Japon, dès les années 70, l’animation a commencé à intégrer des thèmes adolescents et adultes. Ici, on considérait encore le dessin animé comme un produit pour enfants. »
Dorothée, égérie involontaire d’une nouvelle culture ? Elle fut en tout cas la marraine de nombreux « animefans », comme ils se qualifient eux-mêmes. La tranche d’âge est large, entre le trentenaire nostalgique (génération gloubiboulga ») et le gamin de 13-14 ans biberonné aux jeux vidéo. Un milieu longtemps masculin, mais qui se féminise. Guillaume Nourrisson, 20 ans, est un fan passé par toutes les étapes de la passion (fanzines, associations). Il s’occupait cette année de la communication à la convention Epita sur l’animation et le manga, organisée à l’Ecole pour l’informatique et les technologies avancées, au Kremlin-Bicêtre. Il fait partie de ce premier cercle d’aficionados, qu’il évalue à environ 50 000 personnes en France. « Mais ça influence toute la jeunesse moderne ! Par exemple, le groupe de hip-hop Saïan Supa Crew a puisé son nom dans Dragon Ball Z, et Daft Punk a demandé à Leiji Matsumoto [le créateur d’Albator, NDLR] de réaliser ses clips. »
Longtemps confinés dans une marginalité suspecte, qualifiés d’otaku (en japonais, ceux qui s’enferment dans leur passion), les « passeurs » de l’animation japonaise ont peu à peu créé leurs propres réseaux, via des magazines (AnimeLand), des sites Internet. Ils forment une vraie communauté, avide d’en savoir toujours plus. « On s’est imprégnés d’une culture pleine de codes impossibles à transposer dans notre vie courante, explique Guillaume Nourrisson. Alors plutôt que de gober bêtement, on a voulu voir ce qu’il y avait derrière. »
Derrière, en premier lieu, on trouve les mangas, ces bandes dessinées en noir et blanc qui explorent tous les genres : science-fiction, fantastique, policier, comique, sentimental pour filles (shoujo) ou garçons (shonen). Un monde en soi, sur lequel règne Osamu Tezuka, auteur prolifique et père de la BD japonaise. « J’aime la force de mouvement des mangas, leur découpage cinématographique, explique Jonathan, un « animefan ». A côté, les BD américaines ou franco-belges ressemblent à des romans-photos ! Ce qui me fascine, aussi, c’est que la mort y est très présente, la tristesse mêlée à l’espoir et même à l’humour. Toutes choses que je ne trouvais pas ailleurs. » Pascal Lafine, lui, est allègrement passé de l’autre côté du miroir : il est désormais l’un des responsables des éditions Tonkam, qui, pour contenter leurs fans, vont jusqu’à sortir des livres à lire « à l’envers », comme au Japon, soit à partir de la dernière page et de droite à gauche, telle l’édition cartonnée de Video Girl Aï, de Masakazu Katsura, ou les tribulations fantastico-sentimentales d’un adolescent.
Pour se rendre compte de l’importance du phénomène, il suffit de passer le samedi rue Keller, du côté de la Bastille, à Paris, où fleurissent les magasins spécialisés. De petits groupes papotent, s’apostrophent. On croise la jeune équipe d’Alone-Darkness Fanzine, journal fait de parodies de mangas ou de jeux vidéo. Ils ont autour de 20 ans, se sont attribué des surnoms : Benkei, Mihona, Kourai, Sano ou Yaoi… Dans la mesure de leurs moyens, ils se réservent parfois un stand dans l’une ou l’autre convention spécialisée : Cartoonist, BD Expo, qui rassemblent amateurs et professionnels. Début juin, ils avaient investi la convention Epita. Ambiance conviviale autour des produits convoités : OAV (films ou séries directement distribués en vidéo), DVD, disques, mangas, fanzines, plus les « dérivés » (figurines, posters, sous-main d’écoliers, stores décorés)… Et bien sûr, le « must » de ce genre de manifestation, les rituels festifs à la mode nippone : concours de dessin, karaokés où résonne la « J. Music » (comme japanese) ou domestic music, découverte à partir des génériques de séries. Ou encore le « Cosplay » (Costume player) : une sorte de show-concours où tout le monde se déguise, chante et danse, vêtu comme son héros (ou son héroïne) préféré. L’Internet constitue un autre point de rencontre essentiel : forums, webzines, échanges en tout genre… « Un cercle de passionnés copie et met en ligne des DVD accompagnés de la traduction, explique Edouard Saunal, ce qui permet de découvrir des séries trois à six mois seulement après les Japonais. C’est un circuit parallèle, pas un marché. Il n’y a pas d’argent en jeu. »
Aujourd’hui, cette communauté jouit d’une reconnaissance que l’engouement des cinéphiles a contribué à cimenter. Ainsi le succès du génie de l’animation japonaise Hayao Miyazaki. De Princesse Mononoke au triomphal Voyage de Chihiro (Ours d’or au dernier festival de Berlin, plus d’un million d’entrées en France), il a permis au grand public occidental de dépasser certains clichés. D’autres cinéastes ont également percé, d’Isao Takahata (Le Tombeau des lucioles) à Satoshi Kon (Perfect Blue) ou Mamoru Oshii (Ghost in the shell). Le festival Nouvelles images du Japon, qui rassemblait des films reconnus ou inédits, a ainsi accueilli 22 000 spectateurs en décembre 2001. Un succès qui fait écho à leur triomphe au Japon : « Mais, là-bas, Miyazaki ou Takahata sont au centre d’une vraie pratique populaire. Cela facilite l’identification et le partage… », rappelle Xavier Kawa-Topor. Et les Japonais ne comprennent pas, dit-on, notre récente passion pour un univers créé à destination de leur marché intérieur. Les « animefans » français cultivent en effet ce paradoxe : nés avec ces images, ils leur sont aussi étrangers à jamais… De « vrais orphelins, selon Toshio Okada, ex-président du studio d’animation Gainax. Leur pays les a abandonnés. Alors ils se cherchent une identité. »
Cécile MURY pour © Télérama n° 2745 – 22 août 2002