« Le sommeil me prit et je m’endormis rapidement. Quand d’un coup, je sentis le souffle du vent le long de mon visage; J’ouvris les yeux, j’étais à des kilomètres du sol en chute libre. »
Quand ? Comment ? Pourquoi ? Je n’en avais aucune idée. La seule chose dont j’étais sûre et certaine, c’était que j’étais en train de tomber. Je sentais mon cœur battre à tout rompre dans ma poitrine. Est-ce que j’allais mourir ainsi ? Combien de temps me restait-il avant de toucher le sol ? En bas, il n’y avait qu’un paysage verdoyant. Aucune ville ou village en vue, aucune bâtisse, aucune route, aucune construction. Juste de la verdure à perte de vue. C’était… étrange. Déconcertant. Déstabilisant. Et ça ne me disait absolument pas où est-ce que j’allais m’écraser. Peut-être que c’était un coin paumé au fin fond de la campagne ? C’était la solution la plus envisageable, mais ma question, un peu inutile à cet instant, ne trouverait pas de réponses. Et puis mince, j’étais en train de tomber, qu’est-ce que j’allais m’ennuyer avec ce genre de questionnement ? Il ne me restait plus beaucoup de temps, alors je devais peut être penser à des choses beaucoup plus importantes, comme ma famille, mes amis, mes proches. Ou alors même me lamenter sur mon sort, pleurer toutes les larmes de mon corps, ce genre de choses que l’on ferait normalement dans ce genre de situation…
J’attendais sagement, continuant de tomber, sentant le vent dans mes cheveux. Mais la fin de la chute n’arrivait pas. J’en arrivai même à grogner d’impatience. Qu’est-ce que c’était long bon sang… J’avais beau tomber en chute libre, il y avait cette impression désagréable que je ne toucherai jamais le sol. Dans un sens, j’avais envie de penser que c’était un soulagement. Ça voulait dire que je ne mourrai pas écrasée contre le sol, telle une crêpe fourrée à la fraise. Mais d’un autre côté, ça voulait dire aussi que j’allais tomber, encore et encore, pendant un temps qui serait long, très long, trop long. Bien trop long à mon goût. Je soupirais, telle une gamine qui ne pouvait pas attendre la journée du vingt-cinq décembre pour ouvrir ses cadeaux.
Je ne sais pas combien de temps s’était écoulé depuis que j’avais compris que je tombais. Une heure ? Deux heures ? Une journée ? Plusieurs jours ? Je n’en avais aucune idée. La seule chose dont j’étais certaine, c’est que c’était long. Et que j’étais toute seule. Et que le sol ne semblait pas se rapprocher de moi. C’était énervant. Si au moins je pouvais flotter dans les airs, ce serait peut-être plus agréable. Je pourrai me promener, visiter cet endroit que je ne connaissais pas, et même, sait-on jamais, faire quelque rencontre ? En espérant ne pas tomber sur des pigeons ou autre volatiles qui ne comprendraient pas un traitre mot de ce que je raconterai. Et puis mince, qui irait discuter avec un piaf ? Comme si j’allais en voir un, me poser tranquillement et lui demander le plus naturellement du monde : « Oui bonjour, je suis en chute libre depuis quelques jours, comment est-ce que vous allez ? Pas trop froid dans les hauteurs ? » J’éclatais de rire. De toute façon, personne n’allait m’entendre, j’étais toute seule. Enfin, c’est ce que je croyais.
-Bonjour ?
La voix d’une jeune fille me sortit complètement de mon délire avec des oiseaux parlants. Je me tournai alors vers elle pour la détailler rapidement d’un coup d’œil. Elle devait avoir une dizaine d’année, pas plus. Une petite blondinette aux grands yeux bleus, habillée d’une jolie robe rose à froufrou. Le genre de robe que j’aurai adoré porter à son âge. Elle avait l’air de tomber elle aussi. Je me raclais la gorge et reprit un air plus sérieux pour lui répondre, car on ne plaisante pas avec la politesse.
-Bonjour. Toi aussi tu tombes indéfiniment ?
Elle acquiesça d’un signe de tête. Bon, au moins, je n’étais pas toute seule dans cette galère. C’était un peu rassurant quelque part. Avec un grand sourire, je lançais d’une voix assurée :
-Je m’appelle Maria. Et toi ?
-Agnès.
-C’est mignon. Et ça fait longtemps que tu tombes ?
La jeune fille secoua négativement la tête, puis m’expliqua :
-J’étais dans mon lit, je voulais juste dormir, et je ne sais pas comment mais je me suis retrouvée ici.
-Un peu comme moi en fait. C’est ce que j’allais lui dire, mais elle ne m’en laissa pas l’occasion, parce qu’elle continua de parler.
-Ce n’est pas la première fois. Avant j’étais toute seule ici. La fois encore avant, il y avait un garçon. Et encore avant, une autre dame…
Je ne sais pas à quoi ressemblait ma tête quand elle a dit ça, mais ma mâchoire devait toucher le sol qui était des kilomètres plus bas. Je confirmais juste ce que je pensai depuis un moment : j’étais coincée dans un rêve, ou un cauchemar. Ce n’était pas très clair. Et je n’étais pas la seule. Ma voix résonna comme si j’avais une boule dans la gorge.
-C’est un genre de rêve commun ? Ça veut dire que n’importe qui peut se retrouver à tomber ici ?
Nouveau hochement de tête de la petite Agnès. C’était donc un rêve super bizarre dans lequel je m’étais fourrée. Et il n’y avait pas d’échappatoire, il fallait juste que j’attende le moment où je me réveillerais. Mais en attendant cet instant qui mettait quand même un sacré moment à arriver, il fallait que je m’occupe. Ou plutôt qu’on s’occupe, parce que je n’étais pas toute seule dans cette galère.
Agnès et moi avons d’abord chanté quelques comptines que nous connaissons toutes les deux, avant d’enchainer sur des devinettes et des charades. Je me suis même surprise à rire alors que certaines énigmes étaient du niveau Carambar. Mais cela nous faisait passer le temps. Et puis nous nous amusions bien malgré la situation étrange dans laquelle nous étions. Bien sûr, avec le bruit du vent dans les oreilles, il fallait parfois crier pour se faire entendre, et j’en avais mal à la gorge au bout d’un moment. Ma petite camarade de jeu aussi. Mais on s’amusait bien, je ne pouvais pas le nier.
Le temps continuait de s’écouler, toujours trop lentement à mon goût. Mon répertoire de charades était rapidement arrivé à sec, idem pour les blagues ou autres devinettes. Au final, nous avons simplement continué de discuter de tout et de rien. De ce rêve, de la réalité, du décor, du bruit du vent, ce genre de choses sans importances… Et pendant que j’étais en train de parler de Ratus, mon petit rat qui s’était amusé à grignoter le câble de mon chargeur de téléphone, Agnès m’interrompit.
-Je dois y aller. J’entends la voix de maman.
-Tu dois déjà te lever ?
-Oui, je me réveille toujours très tôt pour prendre un petit déjeuner et après je pars à l’étude du matin avant la classe.
Bizarrement, ça voulait dire que je n’allais pas tarder à me réveiller aussi. Et avant d’avoir eu le temps de temps de dire quoi que ce soit, Agnès avait disparu. Comme ça. Simplement. Comme si elle n’avait jamais existé. J’étais un peu triste de ne pas avoir eu le temps de lui dire au moins « au revoir ». Et je restais là, à tomber en chute libre, seule. Il ne restait plus que le bruit du vent dans mes oreilles. C’était un peu triste. Et c’est alors que j’entendis un bruit désagréable. Un bruit que je détestais. Un bruit strident qui me faisait mal aux oreilles.
J’éteignis le réveil d’un geste, puis me roula dans ma couverture. Je n’avais pas envie d’ouvrir les yeux et de sortir de mon lit. Je voulais juste y rester quelques minutes de plus. Et repartir dans ce rêve, ou ce cauchemar. Je ne savais pas trop comment le nommer, mais est-ce que cela était vraiment important ?