Il n’y avait plus que le claquement de mes semelles sur les graviers de l’allée, un bruit sec et mesuré qui semblait irrévérencieux. Puis je m’arrêtai, et ce fut l’engloutissement.

La cathédrale de pierre, debout depuis des siècles, m’aspira. Ici, le monde extérieur se retirait comme la mer avant la tempête. Les rires des enfants sur la place, le bourdonnement des voitures, le grésillement des voix… tout cela fut effacé d’un seul coup, comme par un épais rideau de velours. L’air lui-même semblait s’être figé, devenu dense et lourd, chargé du parfum de la cire froide et de la pierre ancienne. Ce n’était pas un vide, mais une présence. Une oreille immense et patiente.

Mes pas se firent feutrés, puis je cessai de marcher. Je me laissais tomber sur un banc de chêne, le bois luisant usé par le temps et les prières. Devant moi, les hauts piliers filaient vers la voûte, se perdant dans la pénombre où dansaient les poussières, prises dans les rais de lumière colorée qui tombaient des vitraux. Ces lambeaux de pourpre et d’or dessinaient des chemins dans l’air immobile, sans jamais éclairer vraiment. Ils étaient des soupirs de couleur dans la pâleur générale.

C’est alors que je le sentis. Ce n’était pas une absence, mais une plénitude. Une main posée sur mon épaule, invisible et douce. L’agitation qui bouillonnait en moi, cette inquiétude permanente qui me tenait de l’intérieur comme un nid de guêpes, commença à se calmer. Chaque pensée bruyante, chaque souvenir aigu, chaque peur du lendemain, tout se déposait lentement, comme des sédiments au fond d’un lac très profond. Je n’étais plus qu’un réceptacle. Je respirais, et le souffle de mes poumons semblait se synchroniser avec la respiration lente et minérale du lieu. C’était l’apaisement. La paix qui ne s’explique pas, qui s’accepte.

Puis, il changea.

Un détail, infime, fit basculer tout l’édifice. Une femme, quelques bancs plus loin. Elle ne priait pas. Elle ne regardait rien. Elle était simplement assise, très droite, les mains serrées sur son sac posé sur ses genoux. Elle fixait la flamme tremblotante d’un cierge, et sur sa joue, une unique traînée humide capta la lumière, brillant comme un diamant brisé. Soudain, la quiétude se mua en poids. La même immobilité, mais devenue oppressive. Le calme qui, un instant plus tôt, me berçait, se fit lourd comme du plomb. Il pesait sur mes épaules, sur ma poitrine. Il racontait, sans un mot, une douleur si profonde, si ancienne, qu’elle en était devenue muette. C’était le chagrin qui a épuisé les larmes, l’adieu qui a usé toutes les paroles. Cette femme et son chagrin habitaient l’espace, le remplissaient d’une tristesse si dense qu’on aurait pu la toucher. C’était un cri étouffé sous une montagne de cendres.

Je détournai les yeux, mal à l’aise, comme si je surprenais un secret trop lourd à porter. Mon regard erra vers le grand vitrail du fond, représentant le jugement dernier. Les couleurs en étaient sombres, les visages torturés. Et dans cette immobilité, la scène de verre se mit à hurler. Les anges trompettistes semblaient sonner une alarme que mes oreilles ne pouvaient entendre, les damnés tordus de douleur émettaient une plainte si aiguë qu’elle déchirait l’âme. C’était un vacarme de couleurs et de formes, une clameur figée dans la matière, un chaos pétrifié qui résonnait bien au-delà du son. C’était la vérité terrible de la foi, de la peur et de la rédemption, hurlée à pleins poumons depuis des siècles dans une absence totale de bruit.

Je fermai les yeux, étourdi. L’impression fut alors celle d’une frontière. Ce lieu n’était pas qu’une église. C’était un entre-deux. Un seuil. D’un côté, le monde des vivants, avec son agitation et son bavardage incessant. De l’autre, l’inconnu, l’éternité, le divin, ou simplement le néant. L’espace où j’étais assis était la respiration entre ces deux mondes. L’ultime pause avant le grand saut, le dernier soupir avant la grande conversation, ou le grand sommeil. On y sentait le froissement des ailes des anges, le murmure des prières exaucées ou perdues, le souffle des millions d’âmes passées sous ces voûtes, chacune laissant une infime particule de son espérance ou de son désespoir.

Quand je rouvris les yeux, la femme était partie. La trace sur sa joue avait séché. Le cierge brûlait toujours, seul et droit. Le poids s’était allégé, la clameur du vitrail s’était tue, redevenant une simple image. La présence bienveillante était revenue, cette main sur l’épaule, ce consentement à l’être.

Je me levai et marchai vers la sortie. La lourde porte de bois grinça quand je la poussai, et le monde extérieur revint en une vague assourdissante : les moteurs, les rires, les cloches d’un vélo, un oiseau qui piaillait. C’était un choc. Je restai un moment sur le parvis, les oreilles bourdonnantes, le corps léger et en même temps étrangement lourd, comme si je laissais derrière moi une part de moi-même dans cette vaste oreille de pierre.