Le cabinet sentait la cire d’abeille et la tisane de valériane. Pas tout à fait l’odeur aseptisée d’un hôpital humain, mais quelque chose de plus ancien, de plus organique. Sur le mur, à côté de mon diplôme de « Maître-Guérisseur & Thérapeute Ésotérique », était accroché un calendrier des phases lunaires, annoté de symboles complexes. Ma prochaine patiente était en retard. Ce n’était pas surprenant. Les nymphes des brumes étaient rarement ponctuelles, leur perception du temps étant aussi fluide que leur corps.
C’est alors que la porte d’entrée, en chêne sculpté de runes de protection, vola en éclats. Dans l’encadrement, voûté et haletant, se tenait un loup-garou. Sa fourrure, d’un gris argenté, était hérissée. Des muscles saillaient sous la peau, tendus à craquer. Ses yeux jaunes brillaient d’une intelligence affolée, et une bave épaisse lui coulait du mufle. Il sentait le sang, la sueur et la peur.
« La salle d’attente est par là », dis-je calmement, sans quitter mon fauteuil derrière le bureau.
Un grognement rauque lui déchira la gorge. Il fit un pas en avant, ses griffes creusant des entailles dans le plancher en pin.
« Vous êtes en avance pour votre rendez-vous, monsieur Kaelen », ajoutai-je en consultant une fiche posée devant moi. « Mais puisque vous êtes là, nous pouvons commencer. Asseyez-vous, je vous prie. »
Il émit un son étranglé, entre le hurlement et le rire. « M’asseoir ? Vous êtes fou ? La lune n’est pas encore pleine, mais je… je sens la bête qui veut sortir ! Je ne la contrôle plus ! »
C’était la crise classique. L’identité dysphorique aiguë. Kaelen était un forgeron réputé dans la communauté. Un artisan doux et posé. Mais depuis quelques mois, la frontière entre son humanité et sa lycanthropie s’effritait.
« La bête fait partie de vous, Kaelen. Elle n’est pas une entité séparée. Se battre contre elle, c’est se battre contre vous-même. »
« Facile à dire ! » rugit-il en se frappant la poitrine de ses poings serrés. « Vous n’avez pas ça en vous ! Cette rage… cette faim ! J’ai presque attaqué un enfant hier. Un enfant ! »
Ses yeux se remplirent d’une honte si profonde qu’elle semblait absorber la lumière de la pièce. C’était le cœur du problème. La peur de soi.
Je me levai lentement, gardant mes mouvements prévisibles. Je me dirigeai non pas vers lui, mais vers un petit buffet où trônait une petite théière en céramique.
« Le thé à la fleur de lune est réputé pour apaiser les nerfs », dis-je en versant le liquide argenté dans deux tasses. « Je vous met un sucre ou deux ? »
Il me fixait, interloqué. La violence dans ses muscles semblait retenir son souffle. « Vous… vous offrez du thé à un loup-garou en pleine crise ?
– Je l’offre à Kaelen, le forgeron. Qui a peur de faire du mal. »
Je posai une tasse au bord de mon bureau et repris mon siège, sirotant la mienne. L’arôme apaisant de camomille lunaire et de racine de mandragore remplit l’air.
Il resta immobile un long moment, son poitrail soulevé par des respirations saccadées. Puis, avec une lenteur infinie, une métamorphose inverse commença. Sa fourrure se rétracta, ses griffes rentrèrent, sa posture se redressa. En quelques secondes, ce n’était plus une bête sauvage qui se tenait là, mais un homme d’une quarantaine d’années, grand, aux épaules massives, vêtu d’une chemise déchirée et trempée de sueur. Il était pâle, tremblant. Il avança d’un pas chancelant et s’effondra sur le fauteuil réservé aux patients, face à moi. Il prit la tasse d’une main qui vacillait et but une gorgée.
« Je… je suis désolé pour la porte », murmura-t-il, la voix rauque d’émotion.
– La porte est assurée. Parlez-moi donc de cet enfant. »
Il ferma les yeux.
« Il courait. Il a trébuché. Je l’ai aidé à se relever. Son petit poignet était si fragile dans ma main. Et j’ai senti… une pulsation. J’ai senti le sang chaud sous sa peau. Et la bête a grogné. Pas fort. Juste un grognement, au fond de moi. Mais c’était assez. J’ai vu la peur dans ses yeux. Pas la peur de tomber. La peur… de moi. »
Il posa la tasse, les mains trop agitées pour la tenir.
« C’est à ce moment-là que vous avez perdu le contrôle ?
– Non. C’est après. Quand je me suis vu dans le miroir de ma boutique. J’ai vu mes canines qui s’allongeaient. J’ai vu la rage dans mes yeux. La rage contre moi-même. Et j’ai couru. J’ai couru jusqu’ici. »
Je hochai la tête.
« La honte est un catalyseur puissant pour la transformation. Vous ne vous êtes pas transformé à cause de la pulsion, Kaelen. Vous vous êtes transformé à cause de la honte que cette pulsion vous a inspirée. »
Il leva sur moi un regard éperdu. « Comment je peux vivre comme ça ? Comment je peux être près des gens ? Ma propre nièce a peur de moi depuis la dernière pleine lune.
– Nous allons travailler là-dessus. La méditation runique, les exercices de focalisation que je vous ai donnés la dernière fois…
– Je n’arrive pas à les faire ! dit-il, désespéré. Dès que je ferme les yeux, je l’entends qui gronde. »
Je me penchai en avant, joignant les mains. « Kaelen. La prochaine fois que vous sentez la colère monter, au lieu de la repousser, nommez-la.
– La nommer ?
– Oui. « Je sens la colère. » Pas « la bête est en colère ». « Je » sens la colère. « Je » sens la peur. « Je » sens la pulsion. Reconnectez ces émotions à votre conscience, à votre humanité. La lycanthropie amplifie, elle ne remplace pas. »
Il parut réfléchir, un début de compréhension dans son regard.
« Nommer…
– Exactement. Et pour votre nièce… apportez-lui un de vos petits chevaux en fer forgé. Pas un cadeau. Une offrande de paix. Montrez-lui l’artisan, pas le loup. »
Un espoir timide éclaira ses traits. « Je pourrais lui forger un petit loup. Un loup gentil. »
Je souris. « Voilà. Intégrer, pas combattre. »
La séance se poursuivit sur des bases plus sereines. Nous parlâmes de son alimentation, de la possibilité de rejoindre un groupe de parole pour lycanthropes… Quand il se leva pour partir, il se tenait plus droit. La honte avait cédé un peu de terrain à la détermination.
« Je… je vais arranger votre porte, dit-il en regardant les débris de bois.
– C’est cela. Et la prochaine fois, utilisez la poignée. C’est ce qu’elle attend. »
Il eut un vrai sourire, qui transforma complètement son visage. Un sourire d’homme.
Après son départ, je sortis un formulaire « Demande de Remboursement – Dommages Matériels – Cause : Patient en Crise Identitaire » et commençai à le remplir. Ce n’était pas la première fois, ce ne serait pas la dernière.
Alors que je terminais le formulaire, une ombre s’étira devant la fenêtre. Je levai les yeux. Une dryade, son corps d’écorce et de feuilles se découpant contre le ciel crépusculaire, frappait délicatement du doigt au carreau. Son regard était plein d’une anxiété sylvestre.
Je lui fis signe d’entrer par ce qui restait de la porte. La journée n’était pas finie. Dans les services sociaux fantastiques, il y avait toujours un autre patient, une autre crise, une autre âme à soigner. Et c’était très bien ainsi.
