Le monde était fait de bruissements et de lumières froides. Une voix métallique annonçait des destinations incompréhensibles, des noms qui se heurtaient aux hautes parois de verre et tombaient en poussière avant d’atteindre son esprit. Il se tenait au centre d’un hall immense, une cathédrale dédiée au passage et à l’attente. Sous ses pieds, le granit poli était un miroir trouble où se reflétaient les néons bleutés et les silhouettes fantomatiques de voyageurs nocturnes.

Il ne savait pas comment il était arrivé là. Le souvenir était un puits sec, un vide qui tirait vers le bas, un vertige de l’âme. Son nom lui-même lui échappait, fuyant comme un poisson argenté dans une eau noire. Il portait un manteau qui lui semblait lourd et familier, mais les clefs dans la poche étaient des énigmes, ouvrant des portes qui n’existaient plus dans sa mémoire. Il était une coquille vide, un vaisseau échoué sur le rivage de cette gare inconnue.

Il se mit à marcher, poussé par une impulsion primitive. Ses pas ne faisaient aucun bruit, absorbés par l’immensité du lieu et le silence assourdissant qui régnait sous les annonces. Chaque banc vide était une île déserte. Chaque panneau d’affichage, avec ses lettres et ses chiffres clignotants, était un message codé dont il avait perdu la clef. Il lut des noms de villes : « Prague », « Varsovie », « Istanbul ». Ils évoquaient des images floues, des paysages de brume et de nostalgie, mais rien de concret. C’était l’alphabet d’un pays inconnu.

Ses mains tremblaient. Il les fourra dans les poches de son manteau, cherchant un ancrage, une preuve tangible d’une existence antérieure. Ses doigts rencontrèrent un billet de train froissé, sans date, sans destination. Un ticket pour nulle part. Un frisson lui parcourut l’échine. Était-il arrivé ? Devait-il partir ? Était-il simplement de passage, ou était-ce là sa destination finale, ce non-lieu entre minuit et l’oubli ?

Il s’approcha d’une grande baie vitrée donnant sur les voies. La nuit était d’un noir d’encre, percée seulement par les feux des lampadaires qui se reflétaient sur les rails luisants de pluie. Au loin, un signal lumineux passa du rouge au vert. Autorisation de partir. Permission d’avancer. Une envie qu’il ne comprenait pas le tenailla. Mais partir vers où ?

Dans la vitre, son reflet le surprit. Un homme pâle, les traits tirés, les yeux cernés d’ombres profondes. Un étranger. Il plissa les yeux, et l’image fit de même. C’était bien lui, et pourtant, ce visage lui était aussi étranger que ceux des dormeurs affaissés sur les sièges en vinyle. Qui était cet homme qui le fixait avec tant de vide ? Que fuyait-il ? Que cherchait-il ? Le reflet ne répondait pas, il se contentait d’exister, fragile et éphémère, posé à la surface du verre comme une buée qui s’effacerait au premier rayon de soleil.

Il quitta la fenêtre et erra vers les commerces fermés. Derrière des grilles baissées, des présentoirs de journaux montraient des visages souriants et des titres alarmants dans une langue qu’il reconnaissait sans la comprendre. Un distributeur automatique proposait des boissons sucrées, ses petites lumières clignotantes semblant lui faire signe dans la pénombre. Il avait soif, une soif profonde, mais il ne portait pas de monnaie, ou du moins, il n’en trouva pas. Il était un spectre, incapable d’interagir avec ce monde tangible.

Le vertige revint, plus fort cette fois, née de la répétition infinie de cette architecture impersonnelle. Couloirs après couloirs, escaliers mécaniques immobiles, ascenseurs silencieux aux portes closes. C’était un labyrinthe dont le centre était partout et nulle part, un piège conçu pour les âmes égarées. Il s’arrêta, un bras levé pour s’appuyer contre un pilier froid. Sa respiration était courte. L’angoisse montait, un liquide glacé dans ses veines. Il ferma les yeux, espérant faire jaillir une image, un son, un parfum du néant.

Rien. Seulement le bourdonnement sourd de la ventilation.

Quand il rouvrit les yeux, son regard fut attiré par un petit détail qu’il n’avait pas remarqué. Sur un banc, près d’une poubelle, était posé un petit ours en peluche, sale et décoloré, perdu ou abandonné. Un objet singulier dans ce lieu aseptisé. Une bouffée d’émotion, brève et intense, le submergea. Ce n’était pas un souvenir, mais un sentiment. Une douleur aiguë, mêlée de tendresse. Puis ce fut partit aussi vite que venu, le laissant plus vide et plus désorienté qu’avant.

Il reprit sa marche, poussé par une force qui n’était plus de la curiosité, mais de la survie. Il devait trouver une issue, une frontière entre ce lieu et le monde extérieur. Il suivit un couloir qui semblait plus sombre, menant à des portes battantes. Au-delà, l’air était plus froid, chargé de l’odeur de l’humidité. Il se retrouva sur un quai désert, à l’air libre.

La nuit l’avala. Le ciel était une chape de plomb, sans lune ni étoiles. Au loin, les lumières de la ville dessinaient une constellation mensongère, un halo orangé et impersonnel. Aucune rue ne l’appelait. Il leva les yeux vers la verrière de la gare, immense et majestueuse, qui semblait maintenant être la coupole d’une prison.

C’est alors qu’un sifflement lointain se fit entendre, grandissant rapidement. Un grondement sourd qui fit vibrer le quai sous ses pieds. Une lumière jaillit des ténèbres, aveuglante. Un train, sans visage, sans numéro, surgit de la nuit et freina dans un grincement métallique devant lui. Les portes coulissèrent sans un bruit, révélant des intérieurs vides, éclairés d’une lumière blafarde.

Une invitation.

Son cœur battait la chamade. Monter dans ce train, c’était accepter ce voyage vers l’inconnu. Rester sur ce quai, c’était se condamner à errer pour l’éternité dans ce non-lieu. Il regarda ses mains, pâles dans la lumière crue. Il regarda son reflet déformé dans la vitre noire du wagon. Il n’y avait pas de bon choix. Il n’y avait que l’action, ou l’immobilité.

Le silence était total, maintenant. Même la ventilation semblait s’être arrêtée. Le monde retenait son souffle.

Il fit un pas. Puis un autre. Le sol vibrait légèrement. L’air sentait l’ozone et le métal chaud. Il s’arrêta sur le seuil, un pied dans la lumière du wagon, l’autre dans l’ombre du quai. Devant lui, les rangées de sièges vides s’enfonçaient dans une perspective infinie. Un frisson le parcourut, différent des autres. Ce n’était plus de la peur, mais une forme de résignation. C’était peut-être ça, son destin. Non pas de se souvenir, mais d’avancer, toujours, dans l’entre-deux.

Il monta dans le train.

Les portes se refermèrent derrière lui sans un bruit. Aucun signal ne retentit. Aucune annonce ne fut faite. Par la fenêtre, il vit le quai désert commencer à glisser, puis disparaître dans la nuit. La gare n’était plus qu’un assemblage de lumières qui s’éloignaient, se fondant avec les autres dans le halo de la ville.

Il s’assit, regardant le paysage nocturne défiler, fait d’ombres et de lueurs indistinctes. Il ne savait toujours pas qui il était. Il ne savait toujours pas où il allait. Mais le mouvement était un apaisement. Le vertige s’estompait, remplacé par une étrange quiétude. Il ferma les yeux, et cette fois, dans le bercement du wagon, il ne chercha plus rien. Il se contenta d’être, un voyageur sans bagages et sans mémoire, glissant doucement dans l’oubli, porté par le rythme hypnotique des roues sur les rails.