Un parfum ancien et presque cérémoniel monta à la rencontre de Sandrine dès qu’elle poussa la trappe grinçante du grenier. L’air, dense comme un voile, portait la mémoire du bois sec et du papier jauni : une odeur de santal oublié, de cuir adouci par les ans, mâtinée d’un relent poudré ; peut-être la trace ténue d’un parfum que sa grand-mère avait porté autrefois, ou simplement l’empreinte olfactive des décennies accumulées. Des rayons de lumière obliques trouaient la pénombre, dessinant des bandes d’or sur la poussière qui dansait paresseusement, des particules minuscules et lentes, suspendues comme des lucioles mortes dans l’air immobile.
La pièce était un sanctuaire d’objets retirés du monde : tas de livres à la reliure craquelée, journaux empilés en colonnes chancelantes, des cartons aux coins froissés, des malles cerclées de fer et d’anciennes valises aux fermoirs ternis, rangées contre les murs comme des soldats fossilisés. Le bois des poutres exhalait une chaleur sourde, le plancher gémissait sous les pas et chaque objet semblait garder, sous sa couche de poussière, la respiration d’un passé patient. Sandrine avança lentement, presque comme une pèlerine franchissant le seuil d’une chapelle oubliée ; ses doigts effleurèrent les volumes, traçant dans la poudre des arabesques distraites, des signes éphémères qui s’effaçaient aussitôt, comme des prières jetées au vent.
Son regard, lent et précis, balayait ces reliques : des bris de porcelaines à motif floral, une boîte à musique silencieuse, des photos aux bords rongés par le temps où des visages souriaient encore d’un sourire intact. Pour elle, ces choses n’étaient que vestiges ; pour la défunte qui les avait amassées, elles étaient des îles de sens, des trésors minutieusement choisis pour garder, dans leur banalité obstinée, la vérité d’une vie. Une nostalgie douce la prit aux tempes ; une douleur chaude comme du miel ; et elle se perdit quelques instants dans la contemplation des ombres.
Puis, presque sans qu’elle s’en rende compte, son œil s’arrêta sur une valisette posée à l’écart. Elle n’avait rien d’extraordinaire : cuir craquelé, petite poignée usée, la patine de l’usage et du temps. Pourtant quelque chose, un fil invisible tiré depuis les profondeurs, éveilla en Sandrine une curiosité aiguë. Il n’y avait pas de cadenas. Le cliquetis bénin de l’ouverture produisit dans l’air un petit son, timide comme une confidence. À l’intérieur, parmi des mouchoirs fanés et des papiers pliés, elle découvrit un carnet relié de cuir et, posé contre lui, une minuscule fiole contenant un liquide d’une transparence presque effrayante ; claire comme une pensée qu’on craint d’exprimer.
Les doigts de Sandrine tremblèrent légèrement en prenant le journal ; elle glissa l’ongle sous la couverture, sentit la rugosité du cuir, l’odeur de la colle ancienne. Lorsqu’elle entrebâilla les pages, l’écriture qui se déploya devant ses yeux fut comme une voix retrouvée. Elle la reconnut immédiatement : la courbe familière des r, la grâce filiforme des t ; c’était la main de sa grand-mère. Cette écriture avait la délicatesse d’un papillon posé sur la page, et pourtant, entre ces lignes, pulsaient des émotions brutes, parfois naïves, parfois cruelles.
Elle lut, d’abord distraitement, les notations quotidiennes ; émerveillements sur des choses simples, petits éclats de joie à propos d’une fleur, d’un filin de lumière, la chronique légère d’une adolescence qui se prolonge en écrits. Mais certaines pages portaient le nom de Léon, et à la vue de ce prénom Sandrine sentit une ancienne tendresse l’effleurer : Léon, le prénom de son grand-père, imprimé là, intime, comme un écho d’un autre siècle. Elle tourna les feuillets avec une attention croissante, jusqu’à atteindre la dernière entrée, dont l’encre paraissait plus serrée, comme écrasée par l’urgence.
Elle lut, à voix basse d’abord, puis dans le silence absolu du grenier, ces mots qui tombaient comme des pierres :
« Léon est amoureux d’une autre fille. C’est insupportable, car je l’aime depuis si longtemps. J’aimerais tellement que Léon ne regarde que moi… Peut-être devrais-je empoisonner cette fille ? Il serait enfin à moi… »
La phrase la frappa avec la force sourde d’un coup : les lettres, si soigneusement tracées, semblaient perdre leur douceur pour devenir aiguës, tranchantes. Le visage de Sandrine se décomposa lentement, d’abord l’incrédulité, puis la froideur contenue d’une compréhension lente et terrible. Il y eut un pli aux commissures de sa bouche, presque imperceptible, où la compassion et l’horreur se mêlaient ; elle sentit une grande fatigue descendre en elle, comme si tout le grenier venait de pencher d’un côté.
Elle observa la petite fiole, posée maintenant entre ses doigts. Le verre renvoyait la lumière en un minuscule reflet blafard, et elle imagina la substance invisible tournoyer lentement. Le geste fut animal et tendre : elle rapprocha la fiole de son nez, respira sans vraiment savoir pourquoi, non pour tester une odeur, mais comme pour humer l’empreinte d’une décision ancienne. Les pages du journal semblaient brûler la rétine du présent ; elle reposa le carnet avec une délicatesse presque religieuse, referma la valisette et posa la main sur le couvercle, comme on referme une tombe.
Un sourire, fragile et ambigu, effleura les lèvres de Sandrine. Ce sourire n’était ni d’approbation ni de jugement, mais d’un acquiescement secret à la complexité humaine : elle percevait la passion extrême, la solitude qui tord les âmes et les pousse parfois vers des abîmes inattendus. Puis, dans un souffle à peine audible, ses mots se détachèrent du silence, si bas que seules les poutres auraient pu les entendre comme une confession :
— Ton secret sera bien gardé avec moi, grand-mère.
Le murmure resta suspendu quelques secondes dans l’air, comme un pacte scellé entre deux femmes séparées par la mort, et le grenier reprit sa respiration, gardien patient des vies qui l’avaient habitées.
