La première sensation fut celle du silence. Un silence épais, lourd, absolu, qui pesait sur mes tympans après le bourdonnement constant qui devait habiter mes rêves. Puis vint la raideur dans ma nuque, courbée contre la vitre froide. J’ouvris les yeux, lentement, les paupières collées. Le paysage défilait, monotone. Des champs gris, un ciel de plomb, une forêt sombre qui se déchirait par endroits sur des collines pelées. Rien qui ne m’évoque un lieu, un nom, une mémoire. Rien que cette étendue indifférente.

C’est alors que la conscience du vide alentour s’imposa. Le wagon était désert.

Mon cœur fit un bond désagréable dans ma poitrine. Je me redressais d’un coup, le crâne bourdonnant. Quelques secondes plus tôt – ou des heures ? – l’atmosphère était bruyante, saturée de conversations téléphoniques, de rires d’enfants, du grésillement d’une annonce. Maintenant, plus rien. Les sièges en tissu bleu étaient vides, impeccables, comme neufs. Aucun manteau sur les portemanteaux, aucune valise dans les filets. Même l’air sentait le renfermé et le nettoyant industriel, sans le parfum mêlé des voyageurs. Un frisson me parcourut. Où étaient-ils tous passés ? À quel arrêt avais-je dormi si profondément pour ne rien entendre ?

C’est en me frottant la tempe que je sentis le papier dans ma paume. Froissé, humide de transpiration. Je ne me souvenais pas de l’avoir serré en m’endormant. Je le dépliai avec des doigts qui tremblaient malgré moi. L’écriture était hachée, nerveuse, tracée au stylo-bille noir, comme griffonnée dans l’urgence.

« Ne sors pas du train ou tu mourras ! »

Les lettres dansèrent devant mes yeux. Je relus la phrase. Une, deux, trois fois. Le message ne portait ni signature, ni explication. Juste cette menace lapidaire, glaçante dans sa simplicité. Mon premier réflexe fut un rire nerveux, étouffé dans le silence du wagon. Une blague. Un canular sinistre. Mais qui ? Et pourquoi moi ?

Je me levai, les jambes flageolantes, et parcourus la travée. Rien. Pas un indice. Je me précipitai vers l’extrémité, poussai la lourde porte coulissante qui donnait sur le wagon suivant. Il était tout aussi vide, baigné dans la même lumière blafarde des néons. Je courus ainsi, de wagon en wagon, mon souffle se faisant de plus en plus court, la panique montant comme une marée acide dans ma gorge. Tous identiques. Tous déserts. Le train tout entier n’était plus qu’un long serpent d’acier rempli de sièges vides, filant à travers un paysage inconnu. Je revins, épuisée, à mon siège, face à la fenêtre. Le mot, froissé, était posé sur mes genoux. Je fixai le monde extérieur, cherchant une réponse dans ce décor qui défilait.

Le train ralentissait légèrement. Une petite gare apparut, perdue au milieu de nulle part. Un bâtiment de pierre décrépit, un quai désert, un lampadaire qui clignotait par intermittence. Le nom de la station était illisible, rongé par la rouille. Le train s’immobilisa dans un grincement étouffé. Les portes, devant moi, restèrent closes.

Mon corps se tendit. C’était l’occasion. Sortir. Fuir cet endroit cauchemardesque, ce silence de mort. Peut-être trouver de l’aide dans cette gare, un téléphone, un être humain.

Ou tu mourras.

Les mots résonnèrent dans ma tête, sinistres. Étais-je folle ? Étais-je devenue la victime d’une hallucination collective, le jouet d’une expérience ? Mais la peur était viscérale, ancrée au plus profond de mes tripes. Une terreur primitive qui me clouait sur mon siège.

Le train repartit, sans un bruit, accélérant doucement. La gare fantôme disparut derrière nous. Un soulagement mêlé de honte m’envahit. J’avais obéi à la peur. Les kilomètres défilaient, et avec eux, les questions. Pourquoi ? Pourquoi moi ? Qui avait laissé ce message ? Était-ce un avertissement salutaire ou une menace destinée à me garder prisonnière ?

Le paysage changea imperceptiblement. Les champs laissèrent place à une banlieue endormie, avec ses petites maisons alignées, toutes obscures. Puis une ville plus importante se dessina à l’horizon. Une gare moderne, bien éclairée. L’espoir renaquit. Ici, sûrement, je trouverais du monde. Des contrôleurs, des voyageurs, de la vie. Le train entra en gare avec un souffle d’air comprimé. Cette fois, les portes s’ouvrirent avec un bruit familier. Je me levai, le cœur battant à tout rompre. Je me postai sur le seuil, un pied sur le quai, l’autre dans le wagon. L’air extérieur était frais, sentait la ville et la pluie fine. Le quai était… vide. Parfaitement vide. Aucun bruit de pas, aucune annonce. Seul le crépitement de la pluie sur la verrière.

Ne sors pas du train.

Je regardai le mot dans ma main, puis le quai désert. Cette absence de vie était plus terrifiante encore que le message. Où étaient les gens ? Où était tout le monde ? Une impulsion folle me traversa. Courir. Fuir à toutes jambes, crier, briser ce silence de mort. Mais la peur était un poison paralysant. Et si c’était vrai ? Si le simple fait de poser le pied sur ce quai me condamnait ? Une mort instantanée, inexplicable ? Je reculai d’un pas, mon souffle court. Les portes se refermèrent. Le train repartit. Je m’effondrai sur mon siège, tremblante de tous mes membres, des larmes de frustration et de terreur me brûlant les yeux. J’étais prisonnière. Piégée par des mots.

Le temps n’avait plus de sens. La nuit tomba, noire et sans étoiles. Le train ne s’arrêta plus, filant à travers les ténèbres, seule ligne de vie – ou de mort – dans un monde apparemment vidé de son âme. La fatigue, l’épuisement nerveux eurent raison de moi. Je sombrai dans un sommeil agité, peuplé de trains vides et de messages menaçants.

Quand je me réveillai, une lueur d’aube grise éclairait l’intérieur du wagon. Et quelque chose avait changé. Il y avait une odeur. Une odeur de pain grillé et de café.

Je me levai, incrédule, et me dirigeai vers l’avant du train, poussant les portes coulissantes une à une. Et là, dans le wagon-bar, un homme était assis sur un tabouret, tournant le dos à un percolateur qui gargouillait. Il portait l’uniforme bleu marine de la compagnie ferroviaire.

« Bonjour », dit-il d’une voix normale, en se retournant. Il avait un visage rond, paisable. « Vous avez bien dormi ? »

Je restai bouche bée, incapable de prononcer un mot. Je pointai un doigt tremblant vers l’arrière du train, vers mon wagon désert.

« Les… les autres ? » réussis-je à bredouiller.

L’homme eut un sourire vague. « Ah, oui. Le train a été évacué pour un exercice de sécurité pendant la nuit. Contrôle inopiné. Nous avons dû laisser quelques wagons vides. Désolé pour la gêne occasionnée. »

Un exercice de sécurité. Des mots si banals, si rationnels. Je sentis un mélange de rage et de soulagement m’envahir.

« Et ça ? » dis-je en lui tendant le mot froissé, ma main tremblant de façon incontrôlable. « C’était pour l’exercice, aussi ? »

Il prit le papier, le lut, et son visage afficha une perplexité sincère.

« Je ne sais pas ce que c’est. Ce n’est pas du papier officiel. Peut-être un mauvais plaisantin. » Il haussa les épaules et me rendit le mot. « Le prochain arrêt est la gare centrale. Nous arrivons dans dix minutes. »

Il se retourna pour verser du café dans un gobelet en carton. Je restai là, pétrifiée. Un mauvais plaisantin. Un hasard. Une coïncidence terrifiante qui m’avait gardée cloîtrée ici, terrifiée, pendant des heures.

Le train ralentissait. De grandes halles apparurent derrière la vitre. Des gens ! Des centaines de personnes pressées, des valises, des annonces… La vie. Les portes s’ouvrirent dans un brouhaha bienvenu. Le quai grouillait de monde. Je pris une profonde inspiration, l’air était vivant, bruyant, réel. Je descendis, mes pieds touchant le sol dur du quai. Rien ne se passa. Aucune mort foudroyante. Seulement la foule qui me bousculait, indifférente.

Je me retournai pour regarder le train, mon geôlier d’acier. L’homme en uniforme me fit un petit signe de la main depuis la porte du wagon-bar, toujours son sourire placide aux lèvres. Et c’est alors que je le vis.

À la fenêtre du wagon que je venais de quitter, une silhouette sombre était debout. Un homme, immobile, le visage pâle et indistinct, mais je sentais son regard posé sur moi. Dans sa main, il tenait un stylo-bille noir. Mon sang se glaça.

Je voulus crier, appeler à l’aide, mais le son restait coincé dans ma gorge. La foule me poussait, m’éloignant du train. Je luttai, me retournant pour garder les yeux fixés sur la fenêtre. La silhouette leva la main, lentement, et fit un geste. Un geste qui pouvait être un au revoir. Ou une malédiction. Puis le train s’ébranla, quittant la gare, emportant avec lui l’homme au stylo et le secret de son message.

Je restai là, au milieu de la foule indifférente, le mot froissé serré dans mon poing moite. Je respirais l’air libre, j’entendais les voix, je voyais les visages. J’étais vivante. Mais alors, pourquoi avais-je l’impression d’avoir fait le mauvais choix ? Pourquoi ce sentiment que la vraie menace n’était pas de sortir du train, mais d’en être descendue ? Je ne le saurais sans doute jamais. Le train avait disparu dans le tunnel, emportant ses mystères. Et moi, j’étais là, dehors, définitivement dehors, avec la terrible et vertigineuse certitude que certains avertissements ne sont pas là pour vous sauver la vie, mais pour vous la voler.