Chapitre 1 – Je veux partir à l’aventure

Cela ne faisait pas une heure que le soleil s’était levé. Les habitants du petit village de Same s’étaient levés en même temps que lui, vaquant à leurs occupations habituelles. Les portes des maisons s’ouvraient petits à petits, déversant dans les rares ruelles leurs habitants. Beaucoup d’entre eux prenaient la direction de la mer qui reflétait les rayons du soleil, tout en martelant les rochers de la douce berceuse de ses vagues. Équipés de leurs harpons et de leur filets, ils allaient prendre le large pour une grande partie de la journée.

Un rayon de soleil traversa la fenêtre pour réchauffer la joue de l’adolescente qui remua doucement dans son lit, se roulant dans sa couverture en grognant. Ce fut l’agitation qui régnait dans la petite maison qui acheva de la réveiller. Inge ouvrit les yeux, s’habituant peu à peu à la luminosité ambiante, puis laissa échapper un énorme bâillement qui manqua de lui décrocher la mâchoire. Elle s’étira pendant un instant avant d’envoyer la couverture sur le côté d’un geste nonchalant.

Son petit frère, Strom, déboula alors dans la pièce, un grand sourire aux lèvres. Elle l’observa un moment, alors qu’il s’était planté face à elle, l’air tout excité pour cette nouvelle journée. Ils se ressemblaient, pour sûr, vu qu’ils étaient de la même famille. La peau argentée, presque bleue. Les crocs acérés. Les yeux noirs comme la nuit. Les branchies qu’ils possédaient au niveau du cou et des côtes. Les ailerons sur les avant bras et les jambes. La queue de requin qui prenait naissance au bas de leurs dos… Et c’était ainsi pour la grande majorité des habitants de Same.

La queue de Strom remuait derrière lui, le faisant plus ressembler à un jeune chiot impatient. Il fixait sa grande soeur, les yeux étincelants, et cria presque :

— Inge ! T’es enfin réveillée ! On va pouvoir aller pêcher !

La jeune fille se gratta l’arrière du crâne en poussant un grognement.

— Tu n’es pas obligé de m’attendre pour sortir. T’es assez grand, non ?

Inge se leva et se dirigea vers le miroir, arrangeant sa crinière de feu qui ne ressemblait à rien au réveil. Son frère n’avait pas bougé, se contentant de lui répondre d’une voix peu assurée :

— Je sais… Mais ce n’est pas amusant tout seul… Je préfère rester avec toi…

L’adolescente se tourna vers Strom en soupirant :

— Il va quand même falloir qu’un jour tu apprennes à faire des activités tout seul… Je ne serai pas toujours derrière toi tu sais…

Le jeune garçon haussa les épaules.

— Bah… Si ? De toute façons, toi et moi on ne bougera pas de Same une fois adulte. Nos parents sont ici. Nos grands parents aussi. Et les grands parents de nos grands parents étaient ici, et ainsi de suite…

Inge lança un regard noir à son frère. Elle prit une grande inspiration et lui cracha presque au visage :

— Parce que tu penses que moi je vais rester ici poireauter pour le restant de mes jours ? Strom, un jour, je partirai d’ici. Je prendrai un bateau et je partirai visiter toutes les mers du globe ! Et je deviendrai une célèbre exploratrice, on parlera de moi partout…

Le regard de l’adolescent passa de l’incompréhension à la surprise.

— Mais, Inge… Papa et maman ne te laisseront jamais partir, tu le sais bien… Même si le grand Mishra-la sortait des eaux pour venir te chercher, ils ne te laisseraient jamais t’en aller.

— Je sais… Je ne le sais que trop bien…

Inge avait répondu avec une pointe d’amertume dans la voix. Mais c’était l’avenir qu’elle s’était choisi, et elle n’en choisirai pas d’autres. Elle s’empara de son harpon qui dormait dans un coin de la pièce, puis se dirigea vers l’encadrement de la porte. Elle se tourna vers Strom qui n’avait toujours pas bougé :

— Tu viens ?

Ce dernier acquiesça d’un signe de tête, lui emboitant le pas. Il n’y avait personne dans la maison : leurs parents devaient déjà être partis à la pêche. Les deux adolescents se rendirent sur la plage pour les rejoindre. La berceuse du bruit des vagues allait rythmer leur journée. Comme toujours.

Aujourd’hui allait être un jour comme tous les autres.

Chapitre 2 – Affinités avec l’océan

Le soleil était bien haut dans le ciel dénué de nuages en ce début d’après midi. Après un repas constitué de poissons fraîchement pêchés du matin accompagné de quelques légumes verts, Inge s’était à nouveau rendue sur la grande plage. Assise sur le sable blanc, elle regardait l’horizon, les yeux perdus dans la bercement régulier des vagues. Lentement, très lentement, elles se rapprochaient de la jeune fille. La marée était montante. L’adolescente poussa un soupir à faire fendre l’âme, alors que l’eau froide se répandait autour de ses pieds.

— Je m’ennuie…

Elle en avait assez des journées qui se suivaient et qui se ressemblaient de plus en plus. Elle ne voulait pas passer toute sa vie ici, à Same. Elle voulait partir. Elle voulait voyager à bord de l’un de ces navires qu’elle pouvait apercevoir de temps en temps au loin. Inge trempa ses doigts dans l’eau glacée, appréciant ce contact humide qui la fit frissonner. Elle se concentra un instant, ses pensées arrêtées sur l’eau de la mer. Le liquide prit la forme d’un petit serpent, se mouvant devant elle avant de replonger dans l’océan. Elle recommença, laissant la créature aqueuse dessiner quelques figures acrobatiques, quand une voix familière lui glaça le sang derrière elle.

— Inge ! Tu étais là ?

Strom s’était arrêté quelques mètres près d’elle, la dévisageant comme si c’était la première fois qu’il la voyait. La jeune fille se retourna d’un coup, les yeux agrandis par la terreur. Le serpent d’eau s’évanouit alors dans l’air, ne laissant que de nombreuses gouttelettes tombant dans la mer. L’adolescent s’approcha de sa soeur, demandant sur un ton apeuré :

— Ce serpent d’eau, c’est toi qui…

— Non.

La voix d’Inge était ferme malgré la peur qui lui dévorait le coeur. Elle continua sur le même ton, sans détourner le regard de son interlocuteur.

— Non. Il n’y a pas de serpent d’eau. Tu n’as rien vu.

Elle insista sur les derniers mots. Le regard noir qu’elle lui lança à cet instant le fit tressaillir. Ce qui n’empêcha pas Strom de s’asseoir non loin de sa grande soeur. Il parla à voix basse, comme si il avait peur que d’autres personnes puisse entendre la conversation.

— Tu sais, Inge, si tu en parlais au prêtre, tu pourrais partir d’ici.

Elle secoua négativement la tête avant de rétorquer :

— Je préférerais mourir.

— Pourquoi ?

— Si le prêtre découvre que je suis capable de faire ce genre de chose, alors on m’emmènera dans un temple de Mishra-la. Je n’ai aucune envie de me retrouver enfermée dans un endroit pareil.

Un silence pesant s’installa entre les deux adolescents, avant que Inge ne le brise de sa voix ferme :

— Ne dis rien au prêtre. Ne dis rien à papa et à maman. Ou alors je t’en voudrais jusqu’à la fin de mes jours.

Strom acquiesça d’un léger signe de tête. Il savait pertinemment que les mots de sa soeur n’étaient pas à prendre à la légère. Si elle disait qu’elle lui en voudrais, alors ce serait le cas. Il en était sûr et certain. La jeune fille se leva alors, éclaboussant son frère au passage. Il était temps de se remettre à la pêche.

Chapitre 3 – La flamme de la foi vacille

La nuit avait été agitée pour la jeune fille. Elle avait été réveillée plusieurs fois par les pleurs incessants de son plus jeune frère. Wellen n’avait pas encore un an. Il pleurait de temps en temps lorsqu’il faisait des cauchemars, et il suffisait qu’Algen le berce quelques minutes pour qu’il reparte en quelques instants au pays des songes. Mais pas cette nuit. Algen et Ufer se relayaient pour le bercer, tentant de lui donner de quoi manger et boire, cherchant à comprendre ce qui n’allait pas avec lui. En vain. L’enfant continuait de pleurer de tout son saoul, encore et encore, sa voix éraillée par sa gorge meurtrie. Au petit matin, exténué, le père s’était rendu dans l’un des temples de Mishra-La, laissant Algen s’occuper de leurs petit garçon. Inge et Strom, fatigués, s’étaient rendus sur la plage, comme tout les jours. Pour pêcher, comme tout les jours. Les pieds dans l’eau, un air fatigué marqué sur le visage, Inge regardait l’horizon. Quelques mètres plus loin, Strom s’était endormit sur le sable blanc de la plage. Ses ronflements sonores pouvaient s’entendre jusqu’au village, c’était ce que l’adolescente pensait. Les yeux d’Inge fixaient l’eau de la mer sans vraiment la voir, perdue dans ses pensées.

— Maison… Mort… Rentrer…

Les trois mots avaient résonnés au coin de son esprit, secs, tel un ordre auquel elle ne pouvait se soustraire. La jeune fille avait sentit un frisson remonter le long de sa colonne vertébrale. Elle avait tourné la tête, jetant un coup d’oeil aux alentours, se demandant si il n’y avait pas quelqu’un dans les environs. Mais non. Il y avait juste son frère endormi sur le sol, et personne d’autre à première vue.

— Rentrer… Vite… Rentrer…

Inge sursauta, son coeur battant à tout rompre dans sa poitrine. Elle se dirigea vers son petit frère qu’elle secoua comme un prunier pour le réveiller. Ce dernier, les yeux à moitié ouvert, ne comprenait pas.

— Inge ? Qu’est-ce qui se passe ?

Alors qu’il baillait à s’en décrocher la mâchoire, sa grande soeur, dont l’inquiétude pouvait se lire dans les yeux, ordonna d’un ton sec :

— On rentre à la maison. Il se passe quelque chose de grave. Dépêches toi !

Elle attrapa le bras de Strom, le forçant à se relever, et tout deux se mirent à courir comme des dératés jusqu’à la maison familiale. La porte de l’entrée était grande ouverte, chose inhabituelle. Lâchant le bras de son frère, Inge se précipita à l’intérieur, le mauvais pressentiment qu’elle ressentait se faisait bien plus clair à présent. Et il était tout à fait net lorsqu’elle pénétra la pièce principale. Sa mère, en larmes, se trouvait dans les bras d’Ufer. Le visage de ce dernier restait impassible. Un prêtre de Mishra-La était penché sur le petit Wellen qui ne pleurait plus, murmurant plusieurs prières. La jeune fille s’avança vers le groupe, avant de demander d’une voix tremblante :

— Il… Il est m-mort ?

Son père hocha simplement la tête silencieusement, surpris de voir sa fille rentrer aussi tôt à la maison. Le prêtre enveloppa Wellen dans un linge blanc une fois sa prière terminée. Il se tourna vers les parents éplorés, lança d’une voix douce qui se voulait rassurante :

— C’est terminé. Il est désormais temps de mener votre enfant à Mishra-la.

Inge frissonna de nouveau. Elle savait ce que ces paroles voulaient dire : le prêtre allait prendre le corps de Wellen et le mener au fond de l’océan, comme bien d’autres avant lui. Algen, dont les larmes coulaient toujours, se pencha sur son jeune fils, murmurant à son tour une prière. Ufer fit de même, imperturbable. Inge et Strom ne dirent rien, la première cherchant à comprendre et le second se forçant à ne pas pleurer comme sa mère. Ce fut seulement quand le prêtre sortit de la maison avec le corps de Wellen que Strom se laissa aller, se jetant dans les bras d’Algen. Ufer les laissa à leurs peine, faisant signe à sa fille de le suivre dans une autre pièce. Ils restèrent plusieurs longues minutes l’un face à l’autre sans rien dire, avant que le père ne brise le silence par une question simple.

— Comment a tu su ?

— Je ne sais pas. Une intuition ?

Le père fixait sa fille droit dans les yeux, répétant doucement :

— Une intuition… Ton frère et toi avez débarqués quelques secondes après que Wellen ait poussé son dernier souffle. A moins que Mishra-La ne te t’ai soufflé à l’oreille qu’il se passait quelque chose, je ne vois pas comment tu aurais pu savoir…

Inge secoua la tête.

— Je… J-je n’ai rien entendu du tout.

Elle mentait. Ufer continuait de la fixer droit dans les yeux. Le silence se réinstalla pendant un instant, avant d’être brisé de nouveau par la voix du patriarche.

— Très bien… Ton frère et toi, vous pouvez rester vous reposer. Je vais aller faire quelques prières avec votre mère au temple.

Il tapota la tête de sa fille avant de sortir de la pièce.


Strom était allongé dans son lit, sa tête dans son oreiller. Inge regardait le paysage qui s’offrait à elle par l’unique fenêtre de leurs chambre. Elle réfléchissait. Pourquoi Mishra-La avait rappelé Wellen à lui ? Ce n’était encore qu’un enfant… Il n’avait rien fait de mal. Inge trouvait cela injuste. On lui avait appris que les dieux ne faisait jamais rien par hasard, que leur gestes n’étaient pas anodins. Inge serra les poings. Elle ne portait pas vraiment Mishra-La dans son coeur, alors pourquoi ce dernier s’obstinait-il à la doter de dons inutiles ? Peut-être était-ce là le prix à payer ? Peut être était-ce à cause de cela que son tout jeune frère avait été rappelé ? La jeune fille croisa les bras sur le rebord de la fenêtre avant d’y enfouir sa tête. Elle murmura tout bas :

— Mishra-La… Je te déteste…

Chapitre 4 – La flamme de la foi s’éteint

La vie suivait son cours à Same. Inge continuait sa route sur le chemin de la vie, alors que d’autres n’avaient pas cette chance. Comme son plus jeune petit frère. De temps en temps, elle se rendait seule sur la plage lorsque le soleil commençait à disparaître à l’horizon. Elle joignait ses mains et fermait les yeux, murmurant entre ses lèvres une petite prière pour Wellen. Elle espérait qu’il soit heureux, peu importe l’endroit où il était. Il ne faisait qu’un avec l’océan à présent, et selon les prêtres du temple de Mishra-La, c’était un honneur. La jeune fille, quand elle entendait ce genre de paroles, se retenait de hurler de colère. Elle ne pensait pas un seul instant que c’était un honneur. Pour elle, c’était une injustice de plus parmi tant d’autres. Le dieu de l’Océan lui avait prit un proche, et si il continuait, elle ne le détesterait plus, oh non…

Elle le haïrait de toute son âme au point de vouloir sa mort. Au point de partir à sa recherche. Jusqu’à le trouver. Et l’affronter en duel. L’issue de ce combat lui importait peu. Elle voulait juste lui faire comprendre que ce qu’il faisait n’était pas juste. Le remettre en place. Ou simplement mourir. Car on affronte pas un dieu comme on affronte un crocodile de mer ou une murène.

L’adolescente était occupée à ranger sa chambre, ses pensées sombres lui donnant un air bien trop sérieux pour son âge. A seize ans, c’était encore un peu tôt pour penser à tuer un dieu. La voix douce d’Algen sortit Inge de ses élucubrations.

— Inge ? Tu peux venir s’il te plait ?

Laissant ce qu’elle était en train de faire, le jeune fille rejoignit sa mère dans la pièce principale de la maison. Algen était installée au fond de son siège, une couverture de laine sur les genoux. Inge observa brièvement sa mère. Depuis la mort de Wellen, sa santé s’était dégradée au fur et à mesure que le temps passait. Elle avait de plus en plus de mal à se déplacer et à manger. Ces derniers temps, elle ne sortait plus, passant l’intégralité de ses journées dans la maison. L’adolescente savait ce qu’elle attendait, et c’était quelque chose qu’elle redoutait. Car sa mère attendait seulement la mort. Pour pouvoir être emportée sous la mer par les prêtres de Mishra-La, et enfin rejoindre Wellen. Inge déglutit, tentant de reprendre contenance, et demanda sur un ton neutre :

— Tu as besoin de quelque chose ?

Algen hocha la tête en souriant avant de répondre à sa fille.

— Est-ce que tu veux bien aller chercher ton père et ton frère sur la plage ?

L’adolescente sentait que quelque chose clochait dans cette demande, mais n’arrivait pas à savoir quoi exactement. Elle se dirigea vers la porte, se retournant une dernière fois en direction de sa mère. Quelque chose n’allait pas. Algen souriait toujours, la fixant de ses yeux mélancolique. Et la voix ferme de l’adolescente résonna dans la pièce.

— Je vais faire vite. A tout de suite.

Inge fit quelques pas en dehors de la maison, ses pieds nus sur le sable chaud. Puis, sans trop savoir pourquoi, sans doute muée par le pressentiment qui lui enserrait le coeur avec force, elle se mit à courir? Car elle voulait retrouver son père et son frère pour rentrer le plus vite possible à la maison. La jeune fille longea le rivage en courant comme elle n’avait jamais couru auparavant, et mit de longues minutes avant de retrouver ceux qu’elle recherchait. Haletante, elle attrapa le bras de son père, le secouant avec une angoisse presque palpable. Sa voix lachâ en un souffle :

— Maman veut que tu rentres à la maison, et Strom aussi.

Ufer, visage neutre, hocha simplement la tête. Il fit un geste à Strom, qui se trouvait quelques mètres plus loin, et ce dernier se hâta de ranger l’attirail de pêche. Ensemble, ils se pressèrent pour retourner à la maison.


Quand Inge entra dans la pièce, elle poussa un soupir de soulagement. Sa mère était toujours là, assise sur son siège, sa couverture sur les genoux. Un petit sourire apparut sur le visage de l’adolescente. Elle s’était fait des idées, et tout allait bien. Suivit de prêt par son père et son jeune frère, elle se dirigea vers sa génitrice, annonçant simplement :

— C’est nous.

Mais elle n’eut pas de réponse. Algen ne se tourna même pas vers eux, chose inhabituelle. Strom et Ufer déposèrent leurs affaire dans un coin de la salle, le mari demandant à cette dernière sur son ton habituel :

— Tu voulais nous voir pour quoi Algen ? Il nous reste encore pas mal de travail, et les poissons ne vont pas se pêcher tout seul tu sais.

Le silence de la mère le surpris, et il s’approcha de sa femme, posant sa main sur son épaule, la secouant doucement.

— Algen ?

A l’autre bout de la pièce, Inge se figea. Son coeur battait à tout rompre. Et quand elle comprit, elle maudit Mishra-La de toute son âme.


Ils étaient quatre sur la plage ce soir là, regardant l’horizon, certains murmurant des prières. Inge, Strom, leur père et le prêtre qui avait emporté Algen au fond de l’océan. L’adolescente écoutait sans vraiment entendre les paroles du prêtre qui se voulaient rassurantes. Une colère sourde lui mordait un peu plus le coeur à chaque fois qu’il ouvrait la bouche. Elle avait l’impression désagréable qu’il se moquait d’elle. Que Mishra-La se moquait d’elle, de ses malheurs, de tout ce qui pouvait arriver aux habitants de Same. Qu’il les regardait de haut en se jouant d’eux. C’était peut être vrai, ou à l’inverse, complètement faux. Mais Inge n’était pas assez lucide pour réfléchir. Il n’y avait qu’une ire infâme qui vivait en elle à cet instant. Elle ne priait pas, regardant la surface de l’eau, une flamme brillant au fond de ses yeux. Elle sentit un frisson remonter le long de sa colonne vertébrale lorsque le prêtre posa sa main sur son épaule et lui adressa un sourire. Il parlait d’une voix douce, mais pour Inge, ce n’était que des insultes qui traversait ses lèvres.

— Ta mère dort maintenant auprès de Mishra-La. C’est un grand honneur…

La jeune fille haussa les épaules, répliquant sèchement :

— En quoi est-ce un honneur ? Elle avait mieux à faire en restant avec nous plutôt que d’aller dans les bras d’un dieu qui ne se soucie pas des mortels.

— Tu blasphèmes jeune fille. Je doute fort que Mishra-La…

— Un véritable dieu n’aurait pas laissé ce genre de chose se produire. Il ne prendrait pas des femmes et des enfants alors que leur famille en encore besoin d’eux. Mishra-La n’est qu’un menteur !

Elle avait craché son fiel au visage du prêtre, avant de rentrer à la maison, abandonnant son frère et son père sur la plage. Inge était partit dans la chambre, avant de s’emmitoufler dans sa couverture. Son visage dans son oreiller, elle avait laissé les larmes couler. Des larmes de colères et de peine.

Chapitre 5 – La nuit de la destinée

Ufer priait avec ferveur dans le temple de Mishra-La. Le prêtre qui s’était occupé d’amener Algen au fond de la mer lui avait demandé de venir au temple le lendemain. Ce qu’il avait fait. Car on ne contredisait pas la paroles des élus du Dieu de l’océan. C’était mal vu.

Le soir de la mort de sa femme, il n’avait rien dit à Inge. Il savait que la perte de sa mère était une douleur atroce pour elle. Elle avait blasphémé, certes, mais n’importe qui aurait pu comprendre que c’était la peine qui lui avait fait dire ces horrible choses. Et ce n’était qu’une adolescente, elle était bien loin de tout savoir des choses de la vie.

Les bruits de pas se rapprochant brisèrent le silence de ce lieu sacré, et Ufer se releva pour faire face au prêtre. Ce dernier lui lança un regard lourds de reproches et lui fit signe de le suivre. Ce que fit le requin. Tous deux avancèrent le long des couloirs du temple, croisant de temps à autres d’autres pensionnaires. Puis, enfin, au bout d’un moment, le prêtre fit entrer son invité dans une petite salle. Elle était minuscule, ne comprenant que deux chaises et une petite table. Le prêtre tira une chaise et s’installa, invitant le visiteur à s’asseoir à son tour. Ce que fit Ufer, ne sachant pas du tout à quoi s’attendre. Le prêtre se racla la gorge avant de commencer à parler d’une voix douce, mais abrupte.

— Est-ce que vous avez une idée de la raison pour laquelle je vous ai demandé de venir ?

Ufer se gratta le menton. La discussion avait à peine commencé, mais ce n’était pas bon. Le ton employé, un mauvais pressentiment… Quelque chose n’allait pas. Alors le requin décida de jouer la carte de l’ignorance.

— Je n’en sais rien.

Le regard du prêtre s’assombrit, alors qu’il répondait à son invité :

— C’est au sujet de votre fille. Des paroles qu’elle a proféré à l’encontre de Mishra-La.

Le père avala sa salive. C’était donc bien ce qu’il pensait. Et ses craintes commençaient à prendre forme. Car il savait ce qui arrivait à ceux qui osaient contredire le dieu de l’Océan. Il avait déjà assisté à la punition qui leur était réservé. Lorsqu’il était jeune, il avait dû se résoudre à l’appliquer contre l’un des membres de sa propre famille. L’un de ses cousins proche. Un adolescent qui n’avait pas froid aux yeux, qui ne rêvait que de voyager à travers le monde, et qui se fichait de Mishra-La comme de sa première chemise. Il avait eut peur que Inge, que sa précieuse petite fille, ne suive le même chemin. Mais heureusement, elle n’avait jamais montré de signes dans ce sens. Du moins jusqu’à la veille…

Ufer prit une grande inspiration pour se donner du courage avant de répliquer à son interlocuteur :

— Ce n’est encore qu’une adolescente. Essayez de vous mettre à sa place. Elle a perdu son frère il y a quelques années, et aujourd’hui, c’est sa mère, que Mishra-La garde leurs âmes.

— Mais ce n’est pas une raison pour remettre en cause les faits et gestes du dieu de l’océan !

Le prêtre avait crié, quittant son masque doucereux pour montrer son véritable visage, déformé par une colère noire, presque palpable. Ufer le fixait sans rien dire de plus, son coeur battant la cadence dans sa poitrine. Son sang se glaça lorsqu’il entendit les paroles de son hôte.

— Vous savez ce qui doit être fait. Alors faites le.

Le requin baissa alors la tête sans rien dire, le regard perdu sur les rainures de la table de bois. Il allait devoir le faire. Car il ne pouvait contredire la parole d’un homme de Dieu.


Inge ne dormait pas. Pourtant, la nuit était tombée depuis un bon moment. Assise sur l’un des sièges de la pièce principale du salon, l’adolescente attendait le retour de son père. Strom avait fini par s’endormir au fond de son lit, fatigué d’avoir pleuré une grande partie de la journée. La jeune fille, recroquevillée sur son siège, regardait le paysage obscure par l’une des fenêtres. La nuit, Same était vide. Les familles se retrouvaient dans leurs maisons, et il était rare de voir des personnes sortir. Il n’y avait que pour certaines célébrations que les habitants faisaient la fête jusque tard dans la nuit.

Inge sursauta lorsque la porte de l’entrée s’ouvrit, et poussa un soupir de soulagement lorsqu’elle vit qu’il s’agissait de son père. Ce dernier demanda d’une voix neutre :

— Où est ton frère ?

— Il dort depuis un moment.

Ufer hocha simplement la tête avant de se diriger dans sa propre chambre. Il en sortit rapidement, armé de son harpon favori. Sa voix douce résonna faiblement :

— Viens avec moi. Nous devons discuter. C’est important.

La jeune fille se leva, prête à suivre son père. Elle ne posa pas de questions, car elle lui faisait confiance. Après tout, il était son père et pas un inconnu qui lui voudrait du mal ou quelque chose comme ça. Le père et la fille sortirent de la maison, marchant côte à côte le long de la plage, dans la fraîcheur de la nuit. Et alors qu’ils s’éloignaient de Same, Inge se rappela vaguement des paroles d’une chanson que chantait souvent sa mère. Elle chuchotait certains passages pour elle même :

— Sombre est la nuit, doux est le sable, pur, blanc et mortel…

Elle avait oublié une partie des phrases, mais n’hésitait pas un seul instant sur celles qu’elle se souvenait :

— Il a tiré une flèche dans mon dos, et le sang coulait à flots…

Inge chantonnait toujours, quand au bon d’un moment qui lui avait semblé une éternité, son père s’arrêta. Il se tourna alors son regard désolé vers sa fille, avant de prononcer sur un ton morne et fatigué :

— Tu sais ce qui doit être fait. Par ses paroles, elle a mit en doute les faits et gestes de Mishra-La.

Ufer serra le harpon qu’il tenait entre ses mains.

— Alors je vais faire ce qui doit être fait.

Les blasphémateurs étaient punis. Il étaient tués par la main de l’un de leurs proche et leur corps laissé à l’abandon, sans que personne ne les amènes sous l’océan pour rejoindre le dieu.

Inge ne tremblait pas. Son regard planté dans celui de son père, elle resta planté là, devant lui. Imperturbable. Alors qu’il la menaçait clairement avec son harpon. Alors qu’il parlait de la tuer car elle avait blasphémé. Elle resta là, droite et fière, sans trembler. Sa voix résonna clairement, alors qu’un vent frais faisait voler des grains de sable non loin d’eux.

— Tu sais ce qui doit être fait. Mais y parviendras tu ?

Un sourire au coin des lèvres, elle continua sur le même ton, presque glacial :

— Obéiras tu à Mishra-La ? Tueras tu ta blasphématrice de fille ? Alors que ce dieu t’as déjà prit femme et enfant, le laisseras tu à nouveau prendre un membre de ta famille ?

Ufer, contrairement à sa fille, tremblait de tout ses membres. Incapable de bouger, il secoua doucement la tête, bégayant doucement comme si il voulait se rassurer :

— Je s-sais… C-ce qui d-doit… Être-fait…

Le harpon toujours serré entre ses doigts, il ne pouvait pas quitter Inge du regard. Et dans les yeux de cette dernière, il pouvait y lire un courage et une détermination sans limite. Elle possédait cela, alors que lui… Il se contentait de suivre les ordres, réfléchissant le moins possible. Mishra-La avait dit… Mishra-La aurait fait… C’était tellement idiot. Et sa progéniture avait raison sur de nombreux points. Il avait tout sacrifié au dieu de l’océan, pour au final, obtenir quoi ? Rien. Pas de reconnaissance. Pas de récompense. Juste une tristesse infinie qui lui dévorait le coeur à chaque jour qui passait.

— Tu veux me punir, car j’ai souillé Mishra-La par ma bouche. Mais me tuer ne résoudra rien. Au contraire.

Inge en était sûre et certaine. Si elle mourrait, si les prêtres se penchaient sur son frère et l’interrogeait, elle savait que ce dernier ne pourrait garder les secrets qu’elle lui avait confié. Et ils s’en prendrait à lui. Et à Ufer. Au mieux, ils finiraient enfermés dans le temple pour un laps de temps indéterminé. Au pire… Ils seraient torturés pour avoir caché et tué une des élues de Mishra-La plutôt que de l’amener auprès des prêtres. L’adolescente ne voulait pas que les membres de sa familles souffrent par sa faute.

— Je vais partir. Je ne reviendrais plus à Same. Plus jamais.

Dans un geste à la fois remplit de rage et de tristesse, Ufer planta le harpon dans le sable blanc. Des larmes coulaient en cascade sur les joues de l’homme qui fixait toujours sa fille droit dans les yeux. Sa voix s’étrangla dans sa gorge.

— Inge…

Il voulait lui parler, mais ne trouvait pas les mots.

— Inge…

Ses doigts se déserrèrent de l’arme qui resta plantée dans le sable, alors qu’il s’avança auprès de la jeune fille.

— Inge… Ma fille…

Il posa ses mains tremblantes sur les frêles épaules de l’adolescente.

— Aujourd’hui, Inge est morte. Je l’ai tuée car elle a blasphémé. L’honneur de Mishra-La est sauf.

Puis, sans qu’elle ne s’y attende, Ufer la serra contre lui, dans une étreinte paternelle qui lui avait manqué. Une étreinte qu’il ne pourrait plus jamais lui prodiguer. Inge lui rendit sa caresse, en profitant un maximum. Car elle avait comprit qu’elle ne pourrait plus compter ni sur lui, ni sur son frère. Elle allait devoir se débrouiller seule à partir de maintenant. Au bout d’un moment qui lui sembla être une éternité, son père se releva, et sans même se retourner, s’éloigna de sa progéniture pour repartir d’où il venait. Inge resta debout, les pieds nus dans le sable, incapable de bouger pour le moment, le regardant partir, jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus le distinguer dans la noirceur de la nuit. L’adolescente récupéra le harpon planté dans le sable fin, le dernier souvenirs qu’il lui laissait, et à son tour commença à s’éloigner dans le sens inverse. Elle serra l’arme entre ses doigts, se jurant de ne jamais l’abandonner. Car elle avait dû abandonner trop de choses en si peu de temps.

Elle quittait définitivement Same. Son père. Son frère. Ceux qu’elle connaissaient. Elle ne les reverrait plus jamais. C’était un adieu silencieux.